Les « bonnes » dans l’ascenseur social

Portés par la croissance économique et la réduction des inégalités, les domestiques quittent leurs employeurs par milliers. Exemple frappant de la transformation d’un pays émergent.

Des dizaines d’années durant, Eliane Menezes a été domestique: « J’étais la bonne à tout faire, explique cette femme, aujourd’hui présidente d’un syndicat d’employées de maison. Ma journée commençait à 6 heures, avec la préparation du petit déjeuner. Et, lorsque je croyais avoir terminé mon travail, ma patronne me demandait encore de lui préparer une petite infusion avant de s’endormir ».

Epoque révolue. Au Brésil, longtemps décrit comme l’un des pays les plus inégalitaires au monde, les domesticas ne se laissent plus marcher sur les pieds: grâce à une croissance économique soutenue et à la réduction du fossé entre les plus riches et les plus pauvres (voir le graphique plus bas), le rapport de forces entre patrons et employés s’est inversé en leur faveur. Avec près de 2 millions d’emplois créés en 2011 et un taux de chômage inférieur à 5 %, de nouvelles possibilités s’offrent à ces travailleurs non qualifiés: téléphoniste dans un centre d’appels, vendeuse dans un centre commercial, serveuse de restaurant, agent d’entretien… Autant de jobs qui, sans être forcément mieux payés, sont jugés plus valorisants.

Certes, parmi les 195 millions de Brésiliens, il y a encore plus de 7 millions de domestiques en activité – des femmes, en grande majorité. Mais la relève n’est plus assurée. Car leurs enfants ont d’autres ambitions. « Ma mère m’a fortement déconseillé de suivre sa voie ! » lance, dans un rire sans joie, Juliana Gomes Silva, 23 ans; vendeuse dans un magasin de chaussures, elle entame des études pour devenir infirmière.

« L’âge moyen des employés de maison ne cesse d’augmenter, souligne l’économiste Heron do Carmo, professeur à l’université de São Paulo, où il étudie à la loupe cette mutation sociale. A terme, le métier de domestique tel qu’il a toujours existé dans ce pays, avec des  »bonnes » intégrées à la famille et logées sur place, est appelé à disparaître. D’autres métiers non qualifiés sont condamnés, eux aussi, à brève échéance: pompiste, groom d’ascenseur, gardien d’immeuble… D’ici à quelques années, tous seront payés à l’heure, comme en Europe. » Dans la sixième puissance économique mondiale, une révolution douce est en marche. Elle illustre de la manière la plus concrète une mutation des rapports sociaux et l’évolution des mentalités en cours au sein des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), ces pays émergents purs produits de la mondialisation.

La main-d’oeuvre du Nordeste se tarit.

Voilà des siècles que la région du Nordeste, économiquement en retard, et sa ville principale, Salvador de Bahia, fournissaient une main-d’oeuvre peu chère, noire ou métisse, aux métropoles du Sud. A présent, le Nordeste attire tant d’investisseurs que ses habitants n’ont aucune raison de parcourir 2 000 kilomètres dans l’espoir de trouver un avenir meilleur à Rio de Janeiro ou São Paulo. « Pour la première fois de notre histoire, l’on assiste à un retournement de la loi de l’offre et de la demande en faveur des employées de maison », souligne Heron do Carmo. Les chiffres sont sans appel: « Actuellement, chaque domestique à la recherche d’un emploi peut choisir, en moyenne, entre cinq propositions différentes », explique Isabella Velletri, fondatrice de Home Staff, une agence d’emplois domestiques destinée à la clientèle haut de gamme de São Paulo.

De plus en plus courtisées, les bonnes et autres employés de maison ont vu leurs salaires progresser plus vite que ceux de toute autre catégorie socioprofessionnelle: en l’espace d’une décennie, ils ont gagné 40 % de pouvoir d’achat réel. Avec des salaires compris entre 1 000 et 2 000 reals (de 400 à 800 euros), certains d’entre eux font désormais partie de la « classe C » – la classe moyenne, selon la nomenclature du pays, à laquelle appartiennent 55 % des Brésiliens. Ils ne sont pas les seuls: il y a dix ans, moins de 40 % de la population relevait de cette catégorie.

En position de force, les domesticas imposent leurs conditions de travail. Plus question d’accepter n’importe quel salaire ni des attitudes condescendantes, et encore moins le travail au noir, sévèrement sanctionné par le fisc. « Avec 1 500 reals par mois, je suis mieux payée que beaucoup de réceptionnistes, secrétaires ou vendeuses, se félicite Maria Santos, 54 ans. Et si mon patron me congédie, je retrouverai un nouvel emploi dès demain matin ! » A l’instar des trois quarts de ses collègues, Maria refuse désormais d’habiter chez ses patrons, comme c’était autrefois la règle, souvent dans une chambre attenante à la cuisine, étroite, sombre et mal aérée.

L’émancipation des employés de maison marque la fin d’une époque. Car l’histoire de l’emploi domestique, au Brésil, est intimement liée à celle de l’esclavage. Pendant près de quatre siècles, la servitude a profondément imprégné l’organisation sociale, le style de vie, les mentalités. Très souvent, les rapports entre maîtres et esclaves n’étaient pas seulement fondés sur le travail: à l’intérieur du foyer, ces deux catégories partageaient des moments de détente. De nos jours, les rapports sociaux entre patrons et domestiques restent fondés sur un mélange très paternaliste de domination et d’affection. Il n’est pas rare, par exemple, qu’un employeur soit le parrain des enfants de ses employés de maison. Après l’abolition tardive de l’esclavage, en 1888, les affranchis, sans emploi ni ressources, ont migré vers les villes, où de nombreux bourgeois, ravis de l’aubaine, leur ont proposé un toit en échange d’un travail domestique non rémunéré. Cette situation a perduré, au point que, dans les années 1960, la plupart des employés de maison ne percevaient toujours aucun salaire. Voilà pourquoi, il y a vingt ans, les émoluments d’une « bonne » restaient inférieurs à 100 euros par mois. A ce tarif, même les familles issues de la classe moyenne la moins favorisée pouvaient s’offrir les services à plein temps d’une domestique – ou de deux !

Une bonne, héroïne d’une telenovela glamour.

Rien de tel aujourd’hui : nounous et femmes de ménage sont devenues inabordables pour de nombreux Brésiliens, dans un pays où les crèches et les garderies n’ont jamais existé. « A l’approche des élections municipales d’octobre prochain, la prise en charge de la petite enfance s’imposera à coup sûr comme un sujet brûlant dans le débat public », prédit Roberto Brant, ancien ministre des Affaires sociales (2001-2002).

Longtemps habitués à ne pas lever le petit doigt à la maison, les Brésiliens de la classe moyenne se voient obligés d’adopter un nouveau mode de vie. « Nos patrons et leurs enfants devront apprendre à cuisiner, à mettre la table et à la débarrasser, à laver le linge, à le repasser et à le plier, à faire la vaisselle et leurs lits, à changer les draps, à passer l’aspirateur, la serpillière et le balai, à nettoyer les WC, à changer les couches des bébés, à jouer avec leurs enfants au parc, à promener leurs chiens, et cetera, et cetera », énumère Elisangela Elis, 51 ans, aide à domicile d’une personne âgée. Dans ce contexte, au moins deux « nouveaux produits » ont de beaux jours devant eux: les plats cuisinés surgelés et les lave-vaisselle… Le changement touche aussi le marché immobilier. Désormais, les appartements neufs n’incorporent plus de chambre de service, car les couples de la jeune génération, influencés par le mode de vie européen, n’ont ni les moyens ni l’envie de cohabiter avec des domestiques. Ce n’est pas le cas de tout le monde: « La première chose que veulent les expatriés en s’installant au Brésil, ironise Isabella Velletri, de l’agence Home Staff, c’est avoir une domestique à leur service ! »

Signe des temps, en avril dernier, la chaîne Rede Globo a lancé Cheias de charme (Pleines de charme), une telenovela glamour dont l’héroïne est une domestique. Pendant onze mois, les téléspectateurs d’Amazonie, comme ceux de Rio ou de Porto Alegre, vont suivre la destinée d’une bonne au service d’une famille de grands bourgeois, interprétée par la star noire du petit écran, Tais Araujo. « Pour la première fois dans une telenovela, explique l’actrice dans Revista Gol, une employée de maison fait davantage que de la figuration: elle sert le repas à table, puis la caméra la suit dans la cuisine, où elle retrouve deux autres domestiques. L’objectif n’est pas de parler  »pour » ces personnes, mais de parler  »de » ces personnes. Et d’écouter ce qu’elles ont à dire. » D’autant que la série montre le quotidien de plusieurs bonnes, qui vivent loin de leur travail, galèrent dans les transports en commun, ont des enfants à charge mais pas de mari. Et conservent, malgré tout, bon moral.

Qui aurait prédit que les domesticas tiendraient un jour le premier rôle ?

Source : lexpress.fr